Ce 1er décembre marque, comme chaque année, la journée mondiale de lutte contre le sida, épidémie qui tue encore 650 000 personnes par an, et contre laquelle la lutte piétine. Plusieurs régions du monde enregistrent une hausse du nombre de contaminations, mettant à mal des décennies d’efforts. C’est dans ce contexte que l’Onusida publie un nouveau rapport mettant en cause le poids des inégalités qui entravent les politiques sanitaires. Invitée exceptionnelle ce matin sur RFI, Winnie Byanyima, la directrice exécutive de l’agence onusienne, répond aux questions de Simon Rozé.
À l’occasion de la journée mondiale contre le sida, l’Onusida publie son nouveau rapport : «Inégalités dangereuses». Pour Winnie Byanyima, sa directrice exécutive, des changements structurels sont à mettre en œuvre pour espérer tenir l’objectif de mettre fin à la pandémie en 2030.
RFI : Votre nouveau rapport fait suite à celui publié l’été dernier : « En danger ». Cette fois encore, on lit que la lutte contre l’épidémie n’est pas sur la bonne voie. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?
Winnie Byanyima : Beaucoup de facteurs expliquent cela. Nous n’étions tout d’abord pas bien engagés. Le Covid-19 et ses conséquences économiques ont ensuite compromis de nombreuses choses. Puis la guerre en Ukraine, l’augmentation des prix du carburant, de la nourriture, du coût de la vie, ont laissé de nombreux pays en difficulté. En particulier, ceux les plus touchés par l’épidémie, ceux à bas revenus et à revenus intermédiaires en Afrique. Ils doivent faire face à des remboursements toujours plus élevés de leur dette au détriment des dépenses de santé, d’éducation et de protection sociale.
Beaucoup de pays dépendants de l’aide au développement ont également connu des réductions de cette aide. Cela s’explique par la dévaluation de leur monnaie par rapport au dollar, mais également car les montants eux-mêmes des aides ont diminué. Tout cela nous mène donc dans la mauvaise direction. Permettez-moi cependant de dire que nous n’allions pas assez vite avant même ces crises. Nous devons donc simplement nous reprendre et mettre les bouchées doubles. Il faut regarder nos données, les analyser et comprendre que ce sont les inégalités le moteur de l’épidémie.
En quoi ces inégalités, et particulièrement celles de genre, nous empêchent-elles de mettre fin au sida ?
Les régions Afrique de l’Est et australe, par exemple, constituent l’épicentre de l’épidémie de VIH. 54% de toutes les personnes contaminées y vivent. Lorsque l’on regarde en détail, on voit que chez les 15-24 ans, 3 nouvelles infections sur 4 concernent les filles et les jeunes femmes. C’est une crise d’inégalité de genre. Les femmes et les filles ont plus de risque d’infection. C’est lié aux violences sexuelles, le plus souvent des rapports non désirés.
Les causes sont notamment le manque d’accès sûr à l’école, la dépendance économique de ces femmes et ces filles, les rapports sexuels tarifés… Vous voyez : les inégalités sont le moteur de ce risque plus élevé.
Je suis en Tanzanie en ce moment. Seuls 30% des jeunes garçons et des jeunes filles vont au lycée. Cela veut dire beaucoup pour une fille. Cette fille qui ne va pas à l’école, qui a 12, 13, 14, 15 ans ; elle risque des rapports sexuels non consentis. Elle sera sur le marché quelque part, elle rapportera de l’eau, elle ramassera du bois de chauffage, elle fera des corvées pour subvenir aux besoins de sa famille. Elle sera probablement seule dans un endroit où elle ne sera pas en sécurité et où un homme, un garçon, la forcera à avoir des rapports sexuels. Elle n’aura aucun contrôle.
Nous devons mettre fin à cela. Si nous pouvons garder les filles à l’école, le risque est réduit de moitié. Si on leur donne une éducation à la sexualité, le risque diminue encore plus.
Je suis donc heureuse que déjà douze pays aient signé le nouveau programme que nous avons appelé Éducation plus. C’est un plan ambitieux pour développer l’enseignement secondaire et pour y mettre en place des programmes d’éducation sexuelle. Il s’agit notamment de lutter contre la masculinité toxique chez les garçons, les sensibiliser à être des gens respectueux, qui ne forcent pas une fille à faire l’amour. C’est ce genre d’action qui fera reculer les inégalités dont souffrent les filles.
Il y a d’autres inégalités, notamment celles qui visent les hommes qui ont des rapports homosexuels. On voit dans les régions d’Afrique de l’Est et australe, en Afrique centrale ou de l’Ouest, que ces dix dernières années ont permis de réduire les nouvelles infections et les décès du sida. Mais pas pour les homosexuels et les autres populations clés. Il n’y a presque pas eu de réduction des nouvelles infections. L’explication est qu’ils souffrent d’inégalités dont on ne s’occupe pas. Ils sont criminalisés, et cela renie leur droit à la santé. Ils se cachent donc de la loi. Ils affrontent le regard de la société, qui ne les laisse pas assumer leur sexualité et obtenir ce dont ils ont besoin.
Nous devons donc nous battre contre la stigmatisation et ces lois punitives. Ce ne sera pas facile, mais on avance. Je me réjouis de voir que ces dernières années, certaines de ces lois ont été abandonnées en Afrique : au Gabon, au Botswana, en Angola… Dans les Caraïbes également : Antigue-et-Barbude, Saint-Kitts-et-Nevis… Ces pays et d’autres encore ont décriminalisé l’homosexualité. Il y a une opportunité à saisir et nous continuerons de plaider contre ces lois criminelles. Elles n’ont pas de place dans le monde d’aujourd’hui. Elles renient aux personnes leur droit à la santé.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, les enfants aussi souffrent des inégalités. Aujourd’hui, 75% des adultes séropositifs suivent un traitement. Ils peuvent vivre comme s’ils avaient une maladie chronique, pour laquelle on prend un médicament et cela suffit. Mais pour les enfants, seulement 52% sont sous traitement. C’est honteux que ceux sans défense, qui ne peuvent porter leur voix, ne puissent bénéficier de ce qu’offre la science. Nous devons donc résoudre cela et fournir un traitement à chaque enfant atteint du VIH. Il faut également arrêter la transmission mère-enfant, car là aussi, nous savons traiter.
Il y a des inégalités dans l’accès à la science. Si vous êtes en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis, vous pouvez recevoir des injections longue durée. Une simple piqûre dans votre bras vous protégera pendant deux mois. Vous n’avez pas à prendre de médicament et cela vous permet d’avoir des rapports sexuels. Rien ne vous arrivera, vous n’aurez pas le VIH. Tout cela n’est pas disponible dans les pays du Sud, où on en a pourtant le plus besoin. Ces pays en Afrique, où les gens doivent se cacher : une petite piqûre vaudra mieux que de sortir acheter des préservatifs. L’accès aux meilleurs outils de la science est donc inégal. Nous aurons bientôt à disposition des anti-rétroviraux à longue action. Cela pourrait tout changer pour les filles africaines. Vous voyez, aujourd’hui, elles doivent se cacher de leurs parents, de leurs enseignants, de l’Église. Elles font l’amour, et peuvent attraper le VIH. Mais imaginez, si elles pouvaient aller quelque part et avoir cette piqûre. Ce serait efficace pendant six mois. Cela changerait leur vie ! Elles n’auraient plus à se cacher. Tous ces outils ne devraient pas être disponibles uniquement dans les pays riches. Ils devraient être donnés là où le besoin est le plus grand, auprès des personnes stigmatisées et qui en meurent.
Pour progresser, il faut certes des programmes comme celui que vous citez, mais il faut également des financements. En septembre dernier, le Fonds mondial contre le VIH, le paludisme et la tuberculose tenait sa conférence de reconstitution. Une somme record a certes été récoltée, mais l’objectif fixé n’a pas été atteint. Comment l’interprétez-vous ?
Nous espérions obtenir 18 milliards de dollars, nous en avons eu 16. Ce n’est donc pas une reconstitution complète. Je note que la France est d’ailleurs l’un des principaux contributeurs. C’est impressionnant et c’est un exemple pour d’autres pays.
Mais vous savez, chez moi on dit que tout rayon de soleil est bon à prendre. Ce que je veux dire, c’est que nous sommes tout de même parvenus à récolter 16 milliards en période de récession mondiale. De nombreux pays voient les prix du carburant augmenter, cela réduit leurs budgets et malgré ça, beaucoup d’entre eux ont augmenté leur contribution au Fonds de 30%. C’est donc compliqué de ne pas s’en satisfaire.
Il faudra alors faire avec et faire des priorités parmi les priorités. Les pays d’Afrique de l’Est, australe, de l’Ouest et centrale ont beaucoup de besoins, notamment car ils sont très endettés. Il y a cette pression sur leurs budgets, et ils vont avoir besoin de toute notre aide pour maintenir en place leurs programmes contre le VIH. C’est pour cette raison qu’avec la France, nous soutenons un certain nombre de pays d’Afrique francophone en difficulté, qui ont besoin d’aide pour continuer le combat. Nous visons un budget de 15 millions de dollars. C’est la troisième région avec le plus de personnes contaminées par le VIH dans le monde.
Il faut aussi insister sur le fait qu’il doit y avoir des solutions à la question de la dette. Ce n’est pas juste qu’en pleine crise sanitaire, des pays pauvres doivent rembourser des montants quatre fois supérieurs à ce qu’ils investissent pour la santé de leurs habitants.
Dans ce contexte, considérez-vous que la lutte contre le VIH constitue toujours une priorité politique ?
Le sida est toujours là. Notre rapport montre même que dans quatre régions du monde, les nouvelles infections ne diminuent pas mais augmentent. C’est dangereux.
Jusqu’à maintenant, les nouvelles infections diminuaient en Afrique subsaharienne, en Afrique de l’Est. Elles diminuaient en Asie et dans le Pacifique. Maintenant, on observe des hausses en Amérique latine, en Europe de l’Est et même en Asie et dans le Pacifique.
Nous n’allons pas dans le bon sens. Le sida est toujours là : 650 000 personnes en sont mortes l’an dernier. Une toutes les minutes. Nous devons rappeler que ça continue et que cela va empirer si nous relâchons nos efforts. Nous devons poursuivre le combat.
Comment faire ?
Nous devons tout d’abord nous appuyer sur les données. Elles nous diront où nous devons accentuer nos efforts. Nous devons dépenser l’argent là où il y a le plus grand risque, le plus lourd fardeau. On ne peut pas jeter l’argent partout.
Ensuite, il faut identifier les causes : pourquoi des personnes qui commencent leur traitement abandonnent ensuite ? On observe ce phénomène dans plein de pays. Au Mozambique par exemple, c’est le système de santé qui est en cause. Il ne permet pas aux patients de bénéficier du suivi dont ils ont besoin près de chez eux. On voit aussi qu’il y a de nombreux obstacles structurels. La stigmatisation en est un. Elle empêche les gens d’accéder au soin. Nous devons nous en occuper, notamment en réduisant les inégalités qui éloignent les patients des services de soin. C’est une part importante de notre travail. Mais il faut aussi repenser ces services et les mettre dans les mains de ceux qui sont confrontés à la maladie. C’est le meilleur moyen de remettre les choses en ordre, il faut une solution centrée sur les communautés. Il en faut plus. Il faut que les homosexuels, les travailleurs du sexe, les jeunes, aient la main pour retrouver le chemin du soin.
Il faut étudier ces services pour comprendre comment les malades les utilisent et régler les problèmes qui les en éloignent. Ce sont ces innovations qui rendront nos actions plus efficaces, plus ciblées.
Il faut enfin travailler sur les droits humains, et sur la décriminalisation. Il faut combattre les normes sociales qui rendent le risque acceptable comme les violences sexuelles. Il faut lutter contre le machisme, et la façon dont les garçons et les hommes considèrent le sexe. Ces barrières doivent être levées.
Mais cela fait des années qu’on entend parler des solutions basées sur une plus grande implication des communautés. Pourquoi ne sont-elles toujours pas plus répandues ?
C’est en fait là que se trouve notre échec. Nous disons mais ne faisons pas. Pays après pays, on le voit : une réticence des gouvernements, un manque de confiance envers ces communautés. C’est à nous de plaider fortement et de présenter les preuves que cette méthode fonctionne.
Je reviens de Jamaïque, et j’ai justement vu ça en marche. C’était très fort. Le soin géré par la communauté implique les gens, va vers eux. Celui géré par le gouvernement attend qu’on vienne à lui. Vous voyez la différence ? L’un est motivé par son objectif : atteindre les populations clés. L’autre est plus hospitalier, il reçoit et traite, bien, ceux qui viennent à lui.
Ce qui est important, c’est d’avoir un système de santé qui va chercher au sein des communautés, et laisser celles-ci à la manœuvre. Sans ça, non seulement on échouera à vaincre le Sida, mais également d’autres pandémies. C’est cette approche qui fait le travail de prévention. C’est elle qui constitue également la réponse. On ne l’a pas fait et c’est pour cette raison que nous sommes lents. Ou plutôt, on peut le voir ainsi : les pays qui ont mis en place cette approche progressent plus vite que les autres. C’est évident.
L’objectif mondial est la fin du sida en 2030. Pensez-vous qu’il soit atteint ?
Je suis optimiste. J’aimerais dire que c’est possible, mais il faudra faire différemment. Avec le niveau actuel de financement, avec le manque de progrès sur les droits humains, nous échouerons.
Mais si nous décidons de financer, si nous créons un environnement émancipateur, si nous changeons les lois qui empêchent les filles d’avoir les mêmes chances, nous y arriverons. Il n’y a aucune raison de ne pas vaincre le sida en 2030. Nous avons juste besoin de volonté politique.
Source : RFI