Dans son rapport annuel pour l’année 2015, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime le nombre de personnes infectées par le Virus de l’Immunodéficience Humaine (VIH) dans le monde à 36,7 millions, dont 2,1 millions de nouvelles infections et 1 million de décès dans l’année. L’Afrique sub-saharienne est de loin la région du monde la plus touchée par l’épidémie avec 25,6 millions de personnes séropositives. Elle concentre également près de 70% des nouvelles infections. Le Kenya fait état du même constat : avec une séroprévalence estimée à 5,9% de la population en 2015, il est le 6ème pays d’Afrique le plus affecté par l’épidémie.
Les effets de la maladie ne s’arrêtent pas au seul secteur sanitaire, mais altèrent également la croissance économique et le développement.
Dans ce contexte, quels liens existent-ils entre régime politique et progression de la maladie ? Un régime démocratique offre t-il un cadre politique et institutionnel mieux adapté à la lutte contre le VIH/SIDA qu’un régime non-démocratique ? Pour apporter un éclairage sur ces questions, nous avons choisi de centrer notre réflexion sur les apports de la théorie économique contemporaine.
La démocratie permet-elle d’améliorer la santé ?
Notre analyse s’appuie sur la définition de la démocratie proposée par Cheibub, Gandhi et Vreeland (2010) puis complétée par Kudamatsu (2012). Ainsi, pour être démocratique, un pays doit satisfaire les deux conditions suivantes : organiser des élections pluralistes et connaître un changement du chef de l’exécutif. Nous avons donc défini la démocratie sur la base de critères avancés par la littérature économique. Cette définition, bien que limitée par sa dimension binaire, a pourtant l’avantage de n’être ni composite ni dépendante d’un avis d’expert.
En utilisant cette définition, trois explications peuvent être données pour répondre à la question :
1-En donnant une voix à chaque citoyen, la démocratie permet au peuple de désigner son représentant politique. Le mécanisme de vote permet ainsi d’exprimer les préférences individuelles et de pouvoir choisir le dirigeant qui optera pour la maximisation du bien-être individuel et collectif. De plus, par son caractère sanctionnant, le vote crée une incitation pour le candidat à l’élection à mettre en place les politiques demandées par le plus grand nombre de citoyens. Les études récentes montrent qu’une démocratie, comparativement à une non-démocratie, a une plus grande propension à la production et à la distribution de biens publics.
2-Des médias libres et indépendants, en jouant le rôle de contre-pouvoir, permettent une évaluation permanente des activités du gouvernement par la population. C’est donc une incitation pour le chef politique à respecter ses engagements, notamment s’agissant de la distribution de biens publics.
3-Enfin, le favoritisme ethnique est relativement moins fréquent en démocratie qu’en non-démocratie. Le favoritisme ethnique renvoie à une situation dans laquelle les membres de l’ethnie du dirigeant sont favorisés par rapport aux autres groupes ethniques. Au Kenya, c’est notamment le cas dans l’éducation et dans la santé. Pour ne prendre qu’un exemple, du personnel médical qualifié est plus souvent impliqué dans les zones où résident les membres de l’ethnie du chef politique.
La démocratie permet-elle de mieux contrôler l’épidémie de VIH/SIDA au Kenya ?
Pour mesurer l’effet de la démocratie sur l’infection par le VIH/SIDA, nous avons adopté une stratégie économétrique de différences-en-différences en utilisant deux bases de données provenant de Demographic and Health Survey (DHS). On dispose de deux groupes de population que l’on observe avant et après le passage d’un régime non-démocratique à un régime démocratique. L’exposition à la démocratie ne concerne qu’un seul des deux groupes : le groupe de traitement, tandis que l’autre groupe (appelé le groupe contrôle) n’est pas exposé à ce changement de régime. Nous comparons ainsi l’évolution de l’infection au VIH/SIDA pour le groupe exposé à la démocratie avant et après 2003 (date de démocratisation) à celle des personnes du groupe de contrôle sur la même période. De manière plus précise, nous exploitons deux sources de variations : l’une liée à l’hétérogénéité régionale des taux de VIH avant la démocratie et l’autre liée à des variations d’exposition à la démocratie. Puis, nous interagissons ces deux sources de variations entre elles. L’une des différences doit permettre d’éliminer les différences observables entre les groupes. L’autre différence doit permettre d’éliminer l’évolution temporelle, supposée identique pour les deux groupes.
Cette stratégie permet théoriquement d’identifier l’effet causal de la démocratie sur l’épidémie en faisant l’hypothèse que les taux d’infection des deux groupes auraient évolué de manière identique en l’absence d’un passage à un régime démocratique.
Après neutralisation des effets de l’âge, de l’appartenance ethnique et religieuse, du niveau de richesse et d’éducation, nos résultats montrent que les personnes vivant sous la démocratie ont une probabilité plus faible d’être affectées par le VIH, d’autant plus si celles-ci vivent dans des régions fortement endémiques. Par ailleurs, nous montrons qu’il existe des inégalités de genre et du favoritisme ethnique pendant les périodes de non-démocratie. Ces deux derniers effets disparaissent sous le régime démocratique. Ces résultats sont robustes : ils restent inchangés même après des analyses de sensibilité et de robustesse de notre stratégie économétrique de base (différents échantillons ou différentes co-variables supplémentaires).
Comment la démocratie peut-elle améliorer l’état sérologique ?
Pour la population générale, les médias semblent avoir été un vecteur important permettant de réduire la probabilité d’être séropositif. Nos résultats montrent que parmi les personnes qui ont vécu sous la démocratie, celles qui ont regardé la télévision ou lu les journaux ont une probabilité plus faible d’être infectées. Les personnes dans la même situation mais ayant écouté la radio n’ont pas connu de baisse de probabilité. Les individus sont ainsi plus sensibles à l’information télévisuelle ou à celle de la presse écrite. Ces résultats suggèrent donc des pistes pour les recommandations à mettre en place : les messages de prévention diffusés à la télévision ou imprimés dans les journaux semblent être plus efficaces que ceux écoutés à la radio. Ceci est cohérent avec les résultats de la littérature portant sur les liens entre les médias et l’épidémie de VIH/SIDA. Une étude faite au Kenya montre qu’une exposition prolongée aux campagnes médiatiques permet d’augmenter le nombre de rapports protégés et améliore la perception de l’efficacité des préservatifs.
Pour les femmes, c’est l’accès au planning familial qui semble avoir limité la propagation de l’épidémie. Les informations données dans les études de DHS montrent que les taux d’utilisation des méthodes de contraception sont restés stables entre 1998 et 2003 et ont augmenté entre 2003 et 2009. Par ailleurs, sur cette même période, les femmes mariées ont utilisé plus de méthodes modernes de contraception (pilules, préservatifs) alors que les méthodes traditionnelles (retraits, abstinences) ont baissé. Le pourcentage de femmes mariées utilisant les méthodes modernes est ainsi passé de 32% à 39% sur la période concernée, tandis que le pourcentage de celles ayant recours à des méthodes traditionnelles reculait de 8% à 6%. Les taux de fertilité, utilisés comme mesure indirecte de l’utilisation de contraceptifs, enregistrent la même tendance.
Parmi les 8 Objectifs du Millénaire fixés par les Nations Unies en 2000, trois concernent le secteur de la santé et une porte directement sur la lutte contre le VIH/SIDA. Or, accorder une priorité à la santé, désormais considérée comme un bien public mondial, est aussi une question de volonté politique.
De ce constat, il nous a paru opportun de s’interroger sur la capacité d’un gouvernement, démocratique ou non, à promouvoir un environnement favorable à la réduction de la propagation du virus.
Les résultats de notre analyse montrent qu’un régime démocratique permet de réduire la probabilité d’être séropositif et de diminuer les inégalités liées au genre et au favoritisme ethnique. Ce résultat est cohérent avec la littérature récente portant sur les liens entre institutions et santé.
Néanmoins, au sein même d’une démocratie, plusieurs types d’institutions peuvent influencer la mise en place de politiques préventives ou curatives à destination des personnes à risque. De futures recherches pourraient alors porter sur la caractérisation de ces institutions, ainsi que de leur coordination. Une autre piste de recherche pourrait être de comprendre le rôle des différents acteurs régionaux engagés dans la lutte contre l’épidémie.
Antoine Marsaudon, Hospinnomics (PSE, AP-HP), Paris 1 et Josselin Thuilliez, CNRS, Centre d’Économie de la Sorbonne, FERDI